Le Principe quaternaire de la Clef

La clef ne commence à être discernable qu’à partir du nombre quatre. Les Pythagoriciens, dit Plutarque, appelaient Quaternaire, l’Univers. Le Quaternaire, fondement et racine de tous les accords musicaux, est un symbole et une image de l’essence qui ordonne le monde suivant les lois de l’harmonie musicale. – Voilà pourquoi l’organisateur du monde a été plus haut appelé par ces hommes Quaternaire, et pourquoi maintenant, pour les raisons que nous venons d’exposer, il est appelé Zeus père.(HPVO, pp. 290-291)

La tétrade est, par excellence, le principe sacré de la création : 1, la monade, ni paire, ni impaire, est le nombre[1]; 2, le premier pair, est la ligne ; 3, le premier impair, la surface, et 4, le premier carré, le solide. (TARM, p. 43) Ce principe pythagoricien est évoqué également dans les Vers d’or : Il faut encore ajouter que la figure du solide se trouve dans le quaternaire. Le point en effet correspond à la monade ; la ligne au nombre deux, car en partant d’un point elle s’en va vers un autre ; la surface correspond au nombre trois, car le triangle est la surface la plus élémentaire que puissent former des lignes droites. Mais le solide est le propre du nombre quatre. C’est dans le quaternaire, en effet, que se voit la première pyramide ; sa base triangulaire suppose le nombre trois, et le sommet qui la termine impose l’unité. (HPVO, p. 242) Cela peut donc être symbolisé schématiquement par :

Tableau Dic II

La perception n’étant possible qu’à partir du volume, les anciens Sages ont désigné le seuil de la formation de toute chose à travers le nombre quatre (le chiffre trois étant relatif à la surface, il ne peut représenter le domaine physique tangible). On ne peut trouver plus simple.

Traditionnellement, il y a quatre éléments primaires (feu, terre, air, eau), quatre âges (enfance, adolescence, maturité, vieillesse), quatre saisons (printemps, été, automne, hiver), quatre castes (sacerdotale, royale, marchande, ouvrière), quatre Veda [2] (Rig-Veda, Yajur-Veda, Sāma-Veda, Atharva-Veda), les quatre nobles vérités du Bouddha (la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation de la souffrance, la voie qui mène à la cessation de la souffrance), les quatre Évangiles (Matthieu, Marc, Luc, Jean), etc. Le nombre quatre, comme on le découvre dans la tétraktys (τετρακτύς  ) de Pythagore, contient potentiellement tous les nombres (1+2+3+4=10). De la même façon, la clef doit contenir tous les principes. Le petit, le simple, l’indivisible, est appelé élément. Il en résulte que les notions les plus universelles sont des éléments, car chacune d’elles, étant une et simple, est présente dans une multiplicité d’êtres, soit dans tous, soit dans la plupart. (TARM, p. 253) Cette définition est valable pour tous les symboles universels et plus particulièrement pour le symbole qui recoupe tous les autres symboles : la Clef.

 

Les scientifiques actuels se rendent compte des propriétés extraordinaires du «quatre» : En fin de compte, un grand nombre de physiciens espèrent trouver une théorie unifiée qui ferait des quatre forces quatre aspects différents d’une force unique. La plupart des physiciens estiment que c’est l’objet principal de la physique d’aujourd’hui. (SHBT, p. 94) Depuis Albert Einstein (1879-1955), la recherche d’un champ unifié demeure l’une des grandes préoccupations des physiciens. Si l’intuition de l’unité des quatre forces s’avérait exacte, cette réalité serait en conformité avec les textes traditionnels (il serait alors souhaitable que les scientifiques, à l’instar des Anciens, fassent usage de cette connaissance avec sagesse…)

Ce n’est pas un hasard si le nombre quatre est un garant de la stabilité. Les propriétés des particules vont souvent par deux. Il y a deux sortes de nucléons : protons et neutrons, deux charges électriques (+) et (-), etc. Quand les deux propriétés possibles sont présentes ensemble dans un système, la stabilité est grande. Quand deux fois deux propriétés sont présentes, la stabilité est encore accrue. Le nombre quatre est « magique » pour les physiciens. (HBPA, p. 77) La propriété unique du «quatre», par rapport aux autres nombres, réside dans l’égalité de la somme et du produit du nombre deux par lui-même : 2+2 = 4 ; 2×2 = 4 (or, 22 est symboliquement considéré comme le nombre de l’équilibre parfait !). Certaines observations récentes corroborent les enseignements traditionnels. Toute connaissance basée sur la loi universelle n’a pas d’âge. Cependant, la façon de l’exprimer diffère souvent. Selon les traditions et les civilisations, la poursuite de la connaissance obéit également à des objectifs qui peuvent largement diverger, surtout en regard de l’usage que l’on veut en faire.

À travers l’aspect anodin de ces énoncés, on devine le caractère discret et subtil de la réalité qui ne se remarque pas. Fondue dans tout ce qui est, la clef ne peut être vue que si l’on y est éveillé. L’observation juste est primordiale dans le processus d’assimilation d’une connaissance. Cette condition fait d’ailleurs partie de la définition du mot «religion» : « Une autre origine (du mot «religion») est signalée par Cicéron et appuyée de son autorité : religio serait tiré soit de legere «cueillir, ramasser» avec adjonction du préfixe re- marquant l’intensité ou le retour en arrière, soit de religere, «recueillir, recollecter»… – D’après Émile Benveniste, il signifiait, abstraitement,      «revenir sur ce que l’on a fait, ressaisir par la pensée ou la réflexion, redoubler d’attention et d’application», développement comparable à celui de recolligere.» (DHLF, p. 1758 ) L’intuition d’une clef de la connaissance ne peut être confirmée que dans le cadre d’une quête de la réalité ultime, d’une ascèse dépourvue du caractère d’auto mortification qui lui est, à tort, généralement associé. Une telle attitude vise à lever toute inhibition et tout préjugé susceptibles de fausser la compréhension. En dehors d’une nécessaire neutralité intellectuelle, la recherche devient confusion. Quoi qu’il en soit, les textes traditionnels font valoir qu’une recherche sincère, étayée par la réalité objective, doit aboutir.

L’importance accordée au nombre quatre dans les traditions, la manière dont il est traité laisse apparaître l’usage de la clef. Pour s’en rendre compte, on rappellera ici quelques approches traditionnelles de ce nombre : Brahmā a quatre têtes. À l’origine il en avait cinq, mais l’une fut réduite en cendres par le troisième œil de Shiva. On l’appelle donc «aux-quatre-têtes» (catur-ānana), «aux-quatre-visages» (catur-mukha). Il a quatre bras. Ses mains tiennent les quatre Veda-s… (ADPH, p. 366) La cinquième tête, brûlée, correspond au principe de l’éther ou du vide central. Brahmā, le centre de la Trimurti [3], est l’Être immense, l’Inexprimable infini, l’Immortel suprême, l’Inchangeable des changements, l’Inconditionné des conditions, etc. Avec ses quatre têtes, Brahmā représente la réalité (la nature des choses) telle qu’elle est.

Le Nom sacré et imprononçable de la tradition juive est composé de quatre lettres hébraïques : ׳ ה ו ה. Sa valeur numérique est égale à 26 et correspond à la somme des quatre nombres de la deuxième série de quatre chiffres (5+6+7+8=26) après 1, 2, 3 et 4. Si ce Nom est sacré au point qu’on ne peut le prononcer, c’est parce qu’il représente, à l’instar de Brahmā, la réalité immuable. Ce qui est immuable ne vibre pas et, par conséquent, ne se prononce pas.

 

Un fleuve sortait de l’Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras. (Genèse 210) C’est au centre de ce jardin que se trouve l’arbre de vie qui représente la condition initiale, avant le discernement du bien et du mal qui provoqua la chute de l’homme (adam). Cette chute est en fait la perte de conscience de la nature fondamentale de l’être : L’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement. (Genèse 322). La vie éternelle correspond à la réalité immuable, semblable à ׳ ה ו ה (le Nom imprononçable).

 

Ces deux exemples, hindou et hébraïque, reprennent des notions que l’on retrouve dans de nombreux textes sacrés : il existe une connaissance cachée, un joyau perdu, un trésor enfoui, etc. Cette chose scellée au regard du profane est la clef présentée sous des noms différents : le joyau qui exauce tous les souhaits, la perle de la connaissance et même la clef de la connaissance. Parmi tous les enseignements traditionnels, le plus explicite est probablement celui du Bouddha qui expose clairement l’assise de la voie.

 

Les « Quatre Nobles Vérités » (Āryasatyaou Chatur Satya) : la souffrance (duhkha), l’origine de la souffrance (samudāya), la cessation de la souffrance (nirodha) et la voie qui mène à la cessation de la souffrance (mārga) constituent «la voie du juste milieu» qui est la quintessence de l’enseignement du Bouddha. Ici, la connaissance et la compassion sont indissociables. L’Anguttara-Nikaya (II, 176-177) présente également quatre propositions du Bouddha qui sont la mise en application de principes de base :

– Il ne faut faire de mal à aucun être vivant.

– Tous les plaisirs des sens sont impermanents, mauvais, sujets au changement.

– Tous les devenirs sont impermanents, mauvais, sujets au changement.

– Je ne suis rien de personne, nulle part; il n’y a nulle part rien [qui soit] de moi.(ACPB, p. 131)

Le bouddhisme enseigne quatre façons d’envisager la réponse à une question : par       «oui», par «non», «et oui et non», «ni oui ni non». La disposition mentale qui se rapproche le plus de l’objectivité est «ni oui ni non». C’est en ne prenant pas position que l’on peut appréhender la réalité.

 

Lao tseu, l’un des patriarches du taoïsme, présente le quaternaire universel de la façon suivante : Il y avait quelque chose d’indéterminé avant la naissance de l’univers. Ce quelque chose est muet et vide. Il est indépendant et inaltérable. Il circule partout sans se lasser jamais. Il doit être la Mère de l’univers. Ne connaissant pas son nom, je le dénomme « Tao ». Je m’efforce de l’appeler « grandeur ». La grandeur implique l’extension. L’extension implique l’éloignement. L’éloignement exige le retour (au point originel). Le Tao (1) est grand. Le ciel (2) est grand. La terre (3) est grande. L’homme (4) est grand. C’est pourquoi l’homme est l’un des quatre grands du monde. L’homme (1) imite la terre (2). La terre imite le ciel (3). Le ciel imite le Tao (4). Le Tao n’a d’autre modèle que soi-même. (Tao teh king, chap. 25) Cet exemple montre que toutes les choses sont interdépendantes dès lors qu’elles sont envisagées sous l’angle de la Loi ou, dans ce cas d’espèce, du Tao. Cette citation permet d’observer une inversion (analogie ou retour) dans la disposition des quatre modèles éternels.

 

Dans le christianisme, inséparable de la tradition juive (et du Nom sacré), le quaternaire est plus particulièrement visible dans le symbolisme de la croix. Une croix est composée de quatre branches réunies en un centre de jonction neutre. Le Christ est représenté au centre de cette croix et entouré des quatre évangélistes sous la forme des quatre bêtes de l’Apocalypse. Chaque bête figure un élément (feu, terre, air et eau). Cette croix indique comment, par sa mort (inertie), le Christ a rejoint Dieu (׳ ה ו ה), le royaume du Père. C’est par la mort du moi que l’initié est capable de comprendre la réalité.

 

Tous ces textes sont parfaitement cohérents sur le plan du symbolisme. Il ne fait aucun doute que tant de convergences entre les traditions ne sont pas fortuites. Il y a une volonté évidente, au sein de ces diverses traditions, d’attirer l’attention sur un point « crucial ».

 

La plus jeune des grandes religions, l’islam, est manifestement théiste. Il semblerait qu’en dehors de Dieu il n’y ait aucune place pour un quaternaire essentiel. C’est oublier que le nom d’Allah est composé de quatre lettres (alif, lām, lām, hā) et l’obligation qui est faite aux musulmans de se tourner cinq fois par jour vers la Kaaba :

 

Quel que soit le lieu d’où tu viennes tourne ta face dans la direction de la Mosquée sacrée là est la Vérité venue de ton Seigneur.(Le Coran II149) – Le premier temple (la Kaaba) qui ait été fondé pour les hommes est, en vérité, celui de Bakka (La Mecque) : il est béni et il sert de Direction aux mondes.(Coran III196) Ce temple est un cube (une croix repliée sur elle-même : ci-dessous) qui contient une pierre noire (couleur symbolique du vide). C’est bien un quaternaire qui sert encore de Direction aux mondes.

Cube Croix

Dans le monde entier, y compris l’Amérique précolombienne, on constate la présence des quatre éléments primaires : le feu, la terre, l’air et l’eau. C’est au cours du premier Âge, celui du «soleil de l’eau», que le dieu suprême Tloque Nahuaque créa le monde.(…)Le second Âge, celui du «soleil de la terre», vit le monde peuplé par des géants. (…) En troisième lieu vint le «soleil du vent». ( …) Le quatrième Âge, l’âge actuel, est celui du «soleil de feu», il finira par un embrasement général. (GVAM, p. 67)

 

On retrouve les éléments dans les exposés hermétiques des alchimistes : Que cette eau ne peut subsister sans terre, laquelle terre nourrit le feu et l’air par l’Esprit actif du Créateur. (CBSA, p. 230) Mais également en Chine, avec des symboles aussi familiers que les trigrammes : le Père correspond à l’air (céleste); la mère correspond à la terre; le premier fils correspond au feu (du tonnerre); le deuxième fils correspond à l’eau; le troisième fils correspond à la montagne (la terre); la première fille correspond au vent (l’air); la deuxième fille correspond au feu; la troisième fille correspond au lac (l’eau).

Trigrammes

Les huit trigrammes constituent deux quaternaires des quatre éléments. Leur répartition est conforme au principe du yin-yang dans lequel il y a du féminin (yin) dans le masculin, et du masculin  (yang) dans le féminin, sauf dans le cas du Père et de la Mère qui sont les deux pôles extrêmes et complémentaires de la suite des combinaisons possibles.

Ying Yang trigrammesTableau Dic I

* Voir explications p. XXIX. (Dictionnaire des Symboles Universels TI)

 


[1] Ici, 1 est nombre en tant que principe ou principe des nombres.

[2] Textes sacrés de la religion hindoue, dont le titre sanskrit, veda, signifie

« savoir », « verbe », et dont l’anagramme est deva, « dieu ».

[3] Littéralement « qui a trois formes ». Trinité hindoue représentée par Vishnou,

Brahmā et Shiva ou par trois aspects d’une même divinité.

fleur Kapushpa 001

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